
Le renseignement américain à l’épreuve de la politique extérieure chinoise de 1949 à 1971
Cet article parait dans le livre Stratégique n°105 de 2014, édité par l’Institut de Stratégie comparée. Cet institut est un centre de recherche ayant pour objectif de faire de la recherche fondamentale sur la stratégie à travers sa théorie, l’histoire de sa pensée, la géostratégie et l’histoire militaire et navale. « Le renseignement américain à l’épreuve de la politique extérieure chinoise de 1949 à 1971 : des contraintes du recueil d’information aux difficultés de leur interprétation » constitue un des chapitres de l’ouvrage. Il a été rédigé par Benoît Guérin et parait sur le site de Cairn.info.
I. Orienter le renseignement : le poids croissant de la Chine communiste dans les priorités des services américains
La victoire de Mao Zedong en mars 1949 pousse les Américains à se retirer de la Chine ce qui va faire émerger un défi de taille pour la puissance américaine : la volonté de contrer les objectifs territoriaux chinois. La République populaire de Chine présente désormais un danger croissant pour les États Unis. Cette dernière fonde sa politique extérieure sur deux piliers : le premier étant l’adhésion massive au communisme et l’autre son indépendantisme vis-à-vis des autres grandes puissances. Ceci va contribuer à un bouleversement d’équilibre des forces et donc une multiplication de conflits stratégiques. Ainsi, le service de renseignement américain va jouer un rôle dans les guerres de Corée et du Vietnam ce qui permet de lutter contre l’influence chinoise. En outre, la CIA va désormais être enclin à faire des recherches sur la politique extérieure chinoise. La nécessité de centraliser la formulation des priorités nationales vont faire apparaitre des objectifs d’abord militaires puis politiques et économiques.
A. La prise en compte croissante de la question chinoise dans les priorités et l’organisation des services de renseignement…
Avec l’intervention militaire chinoise en Corée, les Etats-Unis prennent conscience d’un manque cruel d’analyses sur la République populaire. En effet, leur priorité était avant tout focalisée sur l’Union soviétique. Mais l’émergence de la Chine comme puissance vient chambouler la gestion des priorités américaines. Afin de changer la donne les américains vont consacrer des structures dédiées à ce nouvel acteur, améliorer les connaissances de l’agence sur la Chine mais aussi augmenter le nombre de NIE (National Intelligence Estimates). Ceux-ci sont des évaluations officielles du Directeur du renseignement national sur des thématiques de renseignement liées à un sujet particulier relevant de la sécurité nationale.
B. … S’accompagne d’une diversification progressive des renseignements recherchés par les agents pour identifier les ressorts de la politique extérieure de la Chine populaire
Tout d’abord, les services de renseignement américain vont faire des recherches sur les intentions de la Chine et sa capacité à agir sur la scène internationale. La capacité se définit par l’intérêt stratégique c’est-à-dire l’évaluation de la puissance militaire adverse. En amont, un travail est réalisé au terme d’un processus décisionnel. En effet, les indicateurs politiques indispensables au renseignement se résument, d’une part, à l’identification des objectifs, et d’autre part, aux priorités de l’adversaire. Les NIE des analystes américains témoignent d’une place importante des critères matériels (notamment dans le domaine militaire). Ainsi, on constate une élévation croissante des connaissances des Etats-Unis sur la Chine et va tenter de donner des réponses aux défis que posent cette nouvelle puissance.
De plus, les NIE accordent une place croissante aux indicateurs politiques qui va in fine permettre une meilleure connaissance de l’appareil d’État chinois et de ses considérations stratégiques. L’identification de la rupture sino-soviétique dans les années 60 nous permet de mieux comprendre la politique extérieure chinoise (culture stratégique) car le développement économique de la Chine est intrinsèquement lié à une dépendance économique de la puissance soviétique. Somme tout, la puissance américaine va poursuivre ses analyses de « la politique étrangère de la Chine à partir de facteurs explicatifs qui se diversifièrent et s’affinèrent ».
II. Observer la Chine populaire à travers le « rideau de bambou »
L’observation, dans le domaine du renseignement, se base sur un processus organisé afin d’analyser des constantes et facteurs spécifiques de la Chine. Néanmoins, la Chine instaure un programme de défense qui va lui permettre d’échapper à une grande partie des agents américains. La réalité de ces missions de renseignement se voit parfois « violente et douloureuse » lorsque les agents américains tentent d’approfondir leurs recherches sur le territoire chinois.
A. Face aux échecs des missions d’infiltrations au cœur de la Chine populaire…
Le renforcement de la protection du territoire chinois contre la pénétration des services américains va conduire à un grand nombre d’échecs de missions des Etats-Unis. En effet, ceux-ci sont dus à un fort développement stratégique chinois. En 1949, les Etats-Unis connaissent un premier échec suite à la destruction des réseaux montés par les forces de sécurité communistes qui conduit à une perte considérable d’informations cruciales pour la CIA (Central Intelligence Agency). Peu après la Guerre de Corée, « les tentatives de reconstruction de réseaux d’agents […] furent des échecs sanglants ». Enfin, dans les années 1950 jusqu’aux années 1970, les Etats-Unis cessèrent fortement leurs tentatives d’actions clandestines en Chine dû aux risques trop importants des « zones fermement contrôlées par le pouvoir central de Pékin ». Toutefois, la puissance américaine s’allia avec Taiwan ce qui leur permit d’acquérir un appui logistique et aérien. De plus, la CIA réussit à s’insérer véritablement en Chine en 1973 grâce à l’inauguration d’un bureau de liaison à Pékin.
B. … Les services américains cherchèrent le renseignement humain hors de l’empire du milieu…
Ainsi, ces échecs obligèrent les services de renseignement américain a recruté deux types de sources chinoises en dehors de la République populaire : les fonctionnaires ou commerçants à l’étranger, et les fugitifs de la Chine maoïste. Néanmoins, ces nouvelles sources de renseignement ne permettent pas à la CIA d’acquérir des informations véritablement utiles. En effet, ces hommes recrutés sont parfois plus réceptifs à l’influence étrangère et sont également motivés par leur volonté de revanche due aux « conséquences désastreuses de la politique économique de Mao Zedong ». De plus, un autre aspect empêche les Etats-Unis à recueillir des informations : le contrôle des déplacements à l’étranger des populations de Chine. Ainsi, la CIA s’intéresse également aux réfugiés chinois d’Hong Kong ce qui instaura un lien entre les services d’immigration et l’agence de la CIA.
C. …Et privilégièrent les moyens techniques de recueil d’informations (SIGINT et IMINT)
Dès lors, les Etats-Unis ont eu recours aux renseignements d’origine électromagnétique (SIGINT) et image (IMINT) afin de tenter de détecter et prévoir les intentions de la République populaire de Chine. Les analystes américains réceptionnèrent des milliers de communications chinoises non cryptées qui ont permis d’en déduire certaines informations importantes sur la politique chinoise. Toutefois, l’exploitation de ces messages était difficile dû à un manque de traducteurs et à la barrière de la langue. Les Etats-Unis, à l’aide de ces messages, réussirent à évaluer peu à peu « la puissance économique et l’état des réseaux de transports de la République populaire ». L’AFSA, aujourd’hui la NSA (National Security Agency), ont fait face à de réelles difficultés de décryptage. Malgré quelques réussites des Etats-Unis, la défense et protection des données chinoises resta très difficile pour les Américains. Par la suite, ils réussirent à évaluer la puissance militaire chinoise grâce à des missions de reconnaissance aérienne au-dessus du territoire chinois. Jusqu’aux années 1960, les forces américaines et taiwanaises furent « le vecteur principal de collecte d’informations sur la puissance militaire chinoise ».
III. Analyser la puissance chinoise pour mieux anticiper sa politique extérieure
Les Etats-Unis revendiquent leurs études objectives, dégagées des rivalités géopolitiques, pour produire les NIE. La République populaire de Chine pose deux problèmes aux analystes américains : « l’exploitation des informations collectées et l’anticipation de la politique extérieure ».
A. Le « casse-tête » de l’interprétation des informations collectées sur la Chine populaire
Tout d’abord, les Etats-Unis rencontrèrent des difficultés d’analyse de la Chine par un manque important de « china watchers » ou « sinologist » qui représentent les analystes de la Chine, ce qui favorisa les erreurs d’interprétation des informations collectées. De surcroit, une des plus importantes difficultés à laquelle les Etats-Unis est confronté est le biais culturel. Par exemple, l’analyse de la propagande chinoise peut être source d’erreurs d’interprétation et de manque de connaissance de la culture chinoise. En effet, cette barrière culturelle est également due au caractère indépendantiste et fermée de la Chine. Ainsi, les analystes ont dû faire face à des difficultés d’interprétation de données ce qui affectèrent « leur perception de la puissance économique chinoise ».
B. Anticiper la politique extérieure chinoise pendant la Guerre froide : de la nécessité et des contraintes de « penser l’exception »
ll s’impose alors aux services de renseignements américains une nouvelle méthode empirique. Cette dernière constitue une dérive de l’observation qui privilégie un raisonnement inductif et qui fonde des prévisions basées sur des exemples qui ont déjà eu lieu. En ce sens, les précédents historiques d’un acteur vont servir d’appui pour anticiper son comportement. La Russie et la Chine partagent la même idéologie : le communisme. D’un point de vue américain, il s’agit d’un prisme incassable. Or, s’ils avaient étudié cela sous un angle plus historique et qu’ils n’auraient pas tenus pour acquis ce facteur idéologique alors ils auraient pu anticiper la rupture sino-soviétique. Cependant, la méthode empirique connait certaines limites. En effet, elle génère des scénarii linéaires et ne favorise pas la prise en compte d’hypothèses alternatives qui sont nécessaires lors d’actions imprévisibles. Afin d’y remédier, il faut donc proposer des hypothèses de rupture en complément de tendances lourdes observées pour envisager des surprises stratégiques. Les réformes successives du renseignement américains oscille entre, d’une part, un mouvement de centralisation des agences (cohérence et unité) et, d’autre part, une décentralisation des services. Appréhender la puissance chinoise en dehors de la configuration bipolaire est inévitable pour les services de renseignement américain. Néanmoins, le biais culturel constitue toujours un défi de taille pour comprendre et appréhender de la meilleure façon la politique extérieure chinoise, cette dernière relevant de la pérennité du défi pour la plus grande puissance mondiale.